Agriculture : Ceux qui veulent sortir de la chimie

Caroline Chenet a perdu son mari en 2011, intoxiqué chronique au benzène. Depuis, elle a repris la gestion de l’élevage de bovins à Saujon (Charente-Maritime) qu’elle aimerait passer en bio.

Caroline Chenet

Caroline Chenet

Paul François est un rescapé. En février 2012, cet homme a gagné un procès contre Monsanto. La firme de Creve Cœur, dans le Missouri, a été jugée responsable de son intoxication aiguë au Lasso, un herbicide qu’elle fabriquait.

Mais le géant américain a fait appel. David et Goliath n’en ont pas terminé.

En 2004, Paul François avait inhalé ce désherbant – depuis retiré de la vente – en nettoyant une cuve. Après des mois d’hospitalisation, il a gardé des séquelles neurologiques et doit aujourd’hui travailler à mi-temps. Le quinquagénaire n’a plus le droit de manipuler de pesticides. Pourtant, ses deux salariés le font encore. Y compris de la marque Monsanto.

« Une exploitation, c’est pire qu’un paquebot à faire changer d’orientation, explique le céréalier. Dès 1995, bien avant mon accident, nous avions déjà diminué de 30 % les produits phytosanitaires. Pas pour des raisons de santé ou d’environnement mais parce que les rendements diminuaient. On s’est aperçu que l’agriculture intensive était une fuite en avant. » L’homme d’affaires agricole, smartphone vissé à l’oreille et mèche poivre et sel, déclare pratiquer désormais une « agriculture raisonnable ».

Il entend diminuer encore l’usage de produits chimiques, pour faire des économies, mais pas s’en passer complètement. Même si ces « produits phytosanitaires » ont failli lui coûter la vie, il leur alloue encore aujourd’hui deux locaux dans sa grande et belle ferme de Bernac, en Charente. La terminologie censée être rassurante désigne les pesticides que le céréalier répand, plusieurs fois par an, sur les 260 hectares de son exploitation charentaise. Par ailleurs, il est également président de Phyto-Victimes, une association créée en 2011 pour venir en aide aux agriculteurs victimes de pesticides. En janvier, il a même reçu la Légion d’honneur au nom de cet engagement. Paul François a opté pour le compromis.

Lente prise de conscience : Comme lui, les agriculteurs sont de plus en plus nombreux à remettre en question le tout-chimique. Qu’ils aient touché les limites économiques de cette pratique qui finit par appauvrir leurs sols ou qu’ils aient compris les dangers pour eux, leurs proches, l’environnement et le consommateur, de l’agriculture intensive. La prise de conscience est en marche. Mais elle est très lente. La France figure toujours parmi les premiers utilisateurs de produits phytosanitaires en Europe.

En octobre 2012, un an après la création de l’association Phyto-Victimes, Nicole Bonnefoy, sénatrice de Charente, rendait un rapport consacré à l’impact des pesticides sur l’environnement et la santé, assorti d’une longue liste de recommandations. Elle avait auditionné une centaine de personnes, dont Paul François. L’association et le rapport ont mis le département agricole sous les projecteurs. « On entend souvent qu’avant les produits étaient pires, qu’on avait moins de protections qu’aujourd’hui… Sans doute, déclare la sénatrice socialiste.Mais ils restent dangereux ! Il n’y a qu’à voir comment, dans les usines où on les fabrique, les salariés prennent d’infinies précautions. On ne peut donc pas continuer avec le tout-chimique. »

Son rapport a été adopté à l’unanimité, en juillet 2013, par les membres de la mission parlementaire mais sa proposition de loi n’a pas été mise en discussion au Sénat. L’élue aux yeux charbonneux essaie donc, à coups d’amendements, de faire passer ses recommandations dans des projets sur la santé, la consommation, la biodiversité, l’agriculture… Plusieurs fois confrontée aux lobbys des grands fabricants de pesticides, qui répètent à l’envi que le lien entre certaines maladies et leurs produits n’est pas prouvé, la socialiste demande aussi que les décès et les accidents dus aux pesticides soient mieux comptabilisés.

Caroline Chenet est la vice-présidente de l’association Phyto-Victimes. Elle a vu mourir son mari à petit feu, emporté par une leucémie en 2011. Ils se sont battus pour la faire reconnaître comme maladie professionnelle par la Mutualité sociale agricole. Ce cancer résultait d’une intoxication chronique au benzène, un hydrocarbure qui sert d’adjuvant à nombre de pesticides. Dans sa maison aux volets lavande, Caroline Chenet boit du thé, mais pas de café – à cause de ses ulcères. La petite femme gironde, ancienne secrétaire, est récemment entrée à la chambre d’agriculture de Charente-Maritime pour mieux comprendre ce milieu agricole dont elle n’est pas issue. « On a traité leurs grands-pères de bouseux, eux ont été considérés comme plus modernes avec la mécanisation et la chimie, ils ont pu enfin participer à la société de progrès, voir leurs conditions de vie améliorées et aujourd’hui, le monde urbain commence à les traiter de pollueurs, d’assassins. »

Caroline Chenet aimerait passer son exploitation en bio, en appliquant des méthodes qu’elle apprend dans les livres. Mais elle doit reconnaître que, seule, à 48 ans, c’est compliqué. « Agriculture raisonnée, raisonnable, peu importent les noms, quels que soient les produits, on ne peut pas faire confiance aux firmes qui les fabriquent. Eux ne feront pas de produits raisonnables ! », s’emporte-t-elle, avant d’ajouter : « Ça me rend malade à chaque fois que j’en utilise un. »

Car elle aussi en emploie encore. Elle a pulvérisé cinq produits sur sa vigne l’année dernière – certes, c’est mieux que les douze des voisins – et loue une partie de ses terres à un céréalier qui traite plusieurs fois par récolte. Egalement éleveuse, elle fait paître ses 130 vaches à viande, à destination des hypermarchés Leclerc, dans ses marais bio et les nourrit avec de l’épeautre traité « de façon limitée ». Pour sa consommation personnelle, elle a sa vache « qui n’a pas vu la couleur d’un pesticide » et son potager bio.

Chez tous les agriculteurs rencontrés, la conscience des dangers butte sans cesse sur la vie quotidienne, comme un gros caillou sous le soc d’une charrue. Leur situation économique, la pression des vendeurs de produits phytosanitaires, le regard des collègues, les aides financières favorisant les grosses exploitations, leur âge, et leur retraite proche, l’impossibilité de valoriser une production de meilleure qualité… en pétrifient plus d’un.

De plus, la conversion au bio leur fait craindre de nouvelles difficultés : travailler encore plus et perdre de l’argent, être débordé de paperasses administratives, assailli de contrôles. Ils sont donc quelques-uns à tâtonner vers une agriculture plus respectueuse de la nature. Impossible de déterminer leur nombre, car le ministère de l’agriculture les englobe dans les 95 % d’agriculteurs conventionnels (non bio) – qu’ils usent à tout-va des produits chimiques ou le moins possible.

« C’est bien sûr un mieux qu’il y ait des agriculteurs dans cet entre-deux », souligne Claude Bourguignon, microbiologiste et militant de longue date du bio. Avec sa femme Lydia, ils ont créé un laboratoire indépendant d’analyse des sols, et ensemble ils vont toute l’année de conférences en études de parcelles. « On explique aux agriculteurs qu’il faut se réapproprier les sols qu’ils violent depuis des années, qu’il faut réapprendre l’agronomie, enchaîne Lydia Bourguignon. Mais il faut aussi arrêter de penser que c’est un agriculteur qui, tout seul, dans l’adversité, peut faire changer les choses. »

Eux, la sénatrice et les agriculteurs évoqueront tous le rôle essentiel du consommateur qui doit faire attention à ce qu’il achète et mange. « Il faut dire aussi que les agriculteurs sont esclaves, avance Claude Bourguignon. Ils sont coincés dans des systèmes, pieds et poings liés avec les firmes qui leur vendent semences, produits, et les coopératives qui achètent à des prix qu’elles ont fixés. »

Les Sardin ne seraient pas sortis de leur réserve s’ils n’avaient pas perdu leur fils, 28 ans, foudroyé en un mois par un cancer des testicules, en août 2013. Stéphane était mécanicien agricole, il entretenait et dépannait les pulvérisateurs, les tracteurs, les épandeurs, les désherbeurs. « Dans son camion, c’était infect, se souvient Madeleine. Les produits étaient juste à l’arrière, il n’y avait aucune ventilation. L’entreprise ne lui avait fourni que des gants, même pas une combinaison ! » Leur fils se plaignait souvent de maux de tête et de ventre après des interventions.

Pour les Sardin, il est mort empoisonné par un cocktail de ces produits ingérés à la longue, par petites doses. « Ça fait trente ans que nous nous battons contre toute cette cochonnerie en évitant d’employer les produits et les semences des firmes, martèle Didier Sardin, son épaisse main crispée sur la toile cirée. Pourquoi ne dit-on pas que l’on peut faire autrement ? » 

Avec sa femme, ils n’ont jamais voulu pratiquer une agriculture 100 % biologique, trop de contraintes, pensent-ils. En plus, la coopérative ne fait pas de lait bio et ne le leur achètera pas plus cher. Et puis, au fond, ils n’y croient pas vraiment, au bio : « Entre les avions au-dessus de nos têtes qui larguent tout leur benzène et les voisins qui polluent les champs et les nappes phréatiques. »

Sophie Brard-Blanchard n’est pas d’accord. La viticultrice de 38 ans prend bien soin de la haie qui justement la sépare de ses voisins. En bio depuis plus de quatre décennies, son vignoble de 20 hectares à Boutiers-Saint-Trojan produit du cognac, du vin de pays et du pineau, tous certifiés AB (agriculture biologique). Malgré la proximité de vignerons moins scrupuleux, son vignoble contrôlé chaque année remplit tous les critères. La grande femme blonde aux yeux dorés ne cache pas le travail que cela demande. « Même après toutes ces années, il faut être très attentif et en recherche perpétuelle. Par exemple, il y a deux ans, le mildiou a anéanti les trois quarts de nos récoltes, malgré tous nos tests. On a dû tenir grâce à nos stocks. D’un autre côté, nous n’avons plus de problème d’insectes depuis trente-cinq ans ! »

Pour elle qui a baigné dans le bio depuis son enfance, le respect de sa santé, de la nature et du consommateur est une évidence, une philosophie de vie. Elle était d’ailleurs complètement perdue dans son BTS viticulture et œnologie qui n’enseignait que le tout-chimique. Mais elle n’a jamais douté. « Et quand je vois tous les gens du milieu qui, autour de moi, ont des problèmes pour faire des enfants, je ne regrette vraiment rien. »

Son père, Jacques Brard-Blanchard, était un pionnier. Le deuxième vigneron bio de Charente. Après des allergies respiratoires liées à un fongicide, le folpel, il a décidé de passer en bio, d’abord sur une parcelle puis sur toutes. On était au début des années 1970. « Fallait que je change de métier ou de méthode », raconte-t-il, casquette sur la tête, accoudé au bar en bois où lui et sa fille font de la vente directe. « Tous les anciens qui se sont mis au bio ont eu le déclic après des problèmes de santé avec les traitements », se souvient-il. Pourtant au début, rien n’était gagné. Son look barbe, cheveux longs et sa passion pour Le Métèque de Moustaki n’arrangeaient rien. « Tous les collègues attendaient que je me plante. »

Jacky Ferrand était de ceux-là. Viticulteur de la même génération, près de Cognac lui aussi, il se baladait alors dans les vignes bio en se moquant des herbes et des fleurs qui poussaient entre les pieds. Lui a traité, produit plus et traité à nouveau. Il n’en est pas fier du tout. Triste ironie du sort, le même folpel est également accusé d’avoir causé la mort de son fils en 2011. Frédéric Ferrand avait 41 ans, deux enfants. Et un cancer de la vessie métastasé au niveau des os. « C’est la maladie des viticulteurs », lui avait-on dit dans le service de cancérologie de Bordeaux où il était soigné.

 

Source : http://www.lemonde.fr/-Elisa Mignot 
Crédit photo :  Guillaume RIVIERE pour M Le magazine du « Monde »
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 

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