Ce matin, Gidey Kahsay n’a pas grand-chose à faire. Il a passé les derniers jours à ensemencer son champ de blé, et attend désormais que la pluie tombe. Mais si elle n’est pas battante, ou si elle tarde à arroser son terrain, ce ne sera pas grave. Son champ de maïs, à quelques pas, est luxuriant. «Ici, nous n’avons plus besoin d’attendre que l’eau tombe du ciel. Nous faisons nos récoltes trois fois par an…», explique le quinquagénaire.
A Abreha We Atsbeha, un village perché à 2000 mètres d’altitude dans le nord de l’Ethiopie, connu pour abriter l’une des plus anciennes églises rupestres du pays, les 5000 habitants, tous des fermiers, ne souffrent pas de la sécheresse qui frappe durement le pays depuis plus d’un an, et qui a plongé plus de 10 millions de personnes dans une situation d’insécurité alimentaire.
«Nous aussi, nous avons connu la faim, raconte Gidey Kahsay en observant son fils griller des épis de maïs sur du charbon de bois. Mais, grâce à notre travail acharné, ce n’est plus qu’un mauvais souvenir.»
L’histoire d’Abreha We Atsbeha ressemble à une fable. A la fin des années 1990, il n’y avait pas assez d’eau pour les hommes et les bêtes. La nourriture manquait. Seule l’aide alimentaire permettait de survivre. L’exode menaçait le village.
Le gouvernement éthiopien laisse alors le choix aux habitants : aller vivre ailleurs, là où l’herbe est plus verte, ou travailler très dur pour faire de ce village un «laboratoire», en rompant avec les pratiques agricoles traditionnelles.
«Notre première décision commune a été d’interdire aux fermiers de faire brouter leurs bêtes à tort et à travers», explique Abo Hawi. Visage ridé sous une casquette publicitaire, la soixantaine rondouillarde, il règne sur ce village de la région éthiopienne du Tigré, à la frontière de l’Erythrée, depuis près de trois décennies.
Les premières années ont été difficiles, explique l’édile. Il a fallu creuser des centaines de puits souterrains, construire des digues pour retenir l’eau de pluie, restaurer les berges érodées des rivières. Et introduire de nouvelles pratiques : compostage, diversification et rotation des cultures… Les villageois ont aussi aménagé des terrasses dans les montagnes et planté des centaines d’arbres.
Depuis, les revenus des fermiers ont été multipliés par vingt, et la production alimentaire par dix. Et Abo Hawi distribue gratuitement le surplus d’eau aux villages alentour contre quelques coups de main en nature.
A Abreha We Atsbeha, les orangers, les avocatiers et les manguiers sont couverts d’ombre par d’immenses acacias Faidherbia albida, ces arbres fixateurs d’azote qui fournissent des gousses pour alimenter les bêtes, et sur lesquels les abeilles récoltent du pollen. Le miel du village est d’ailleurs exporté jusqu’en Italie.
«Ils ont mis en place une agriculture intelligente et résiliente face au changement climatique qui fait de ce village un centre d’apprentissage en Ethiopie, et à travers le monde», explique la professeure Fetien Abay, la directrice de l’Institut des études sur l’environnement, le genre et le développement de Mekele, la capitale de la région. Ses étudiants font d’ailleurs des expérimentations dans les champs des villageois. «Les habitants adaptent les conseils des chercheurs aux conditions locales et ne cessent d’innover», poursuit-elle. Par exemple, pour éviter une exploitation trop intensive des eaux souterraines, ils se sont mis d’accord pour utiliser les puits à plusieurs.
Sans une certaine discipline, jamais ce village ne pourrait prétendre au titre d’«Amazonie éthiopienne», comme souhaiterait pouvoir l’appeler un jour Abo Hawi.
Les habitants respectent un pacte : ils offrent chaque année quarante jours de leur temps de travail pour la communauté. Et la loi locale est sans appel : lors de la réunion hebdomadaire, les moins assidus doivent se tenir debout devant les autres, qui n’hésitent pas à leur jeter l’opprobre et à leur réclamer de l’argent. Les plus zélés, en revanche, ont «droit à des avantages en nature, comme des cahiers ou des radios», précise le chef.
Un brin despote, Abo Hawi ? «L’obéissance fait partie de notre culture», assure le chef politique, qui assume son leadership paternaliste. Dans son village, les gens ne pensent pas que la pauvreté vient de la volonté de Dieu, mais plutôt de l’incapacité à travailler dur, poursuit-il. Et la richesse ne se mesure pas aux hectares de terres et à la taille du troupeau comme dans les autres zones rurales, mais aux appareils de pompage et aux puits de chaque propriété.
Bien aligné sur la stratégie verte du gouvernement, Abo Hawi est désormais chargé de transposer son modèle aux villages voisins. En plus des récompenses locales, le fermier, qui n’est jamais allé à l’école, a remporté, en 2012, le prix Equateur du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). Abreha We Atsbeha est désormais cité en exemple par les experts mondiaux d’agroforesterie.
Le chef du village a partagé son savoir-faire en Turquie, en Suisse, en Namibie et au Brésil lors de conférences sur le réchauffement climatique ou les migrations. «La réhabilitation des sols est un moyen d’éviter la crise migratoire, assure Abo Hawi. Quand une personne possède des terres, peut travailler et manger à sa faim, elle a une autre option que de traverser la Méditerranée. La preuve : plus personne ne veut partir d’ici.»
Source : LE MONDE Le 28.07.2016 à 06h32
Crédit photo : Par Bernard Gagnon (Travail personnel) [GFDL (http://www.gnu.org/copyleft/fdl.html) ou CC BY-SA 3.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)], via Wikimedia Commons