S’aventurer dans les profondeurs d’une grotte, y faire reculer l’obscurité, une torche à la main. Trouver une vaste salle hérissée de stalagmites. Les briser par centaines. Les assembler pour ériger de petits enclos circulaires, tout en gardant vivante la lueur vacillante du feu, pour retrouver le chemin du retour à l’air libre.
« Il y a quelques années, dit Jacques Jaubert, professeur de préhistoire à l’université de Bordeaux, je n’aurais jamais cru que l’homme de Néandertal, que j’étudie depuis trente ans, en soit capable. » C’est pourtant bien ce qu’il décrit dans un article signé par une équipe internationale, et publié dans la revue Nature jeudi 26 mai 2016 : il y a 176 500 ans, l’homme de Néandertal a construit d’énigmatiques structures à plus de 300 mètres de l’entrée de la grotte de Bruniquel (Tarn-et-Garonne). Il s’agit de la plus ancienne construction jamais découverte aussi loin de la lumière du jour.
La surprise de ce spécialiste témoigne de l’extrême rareté des vestiges laissés par Homo neanderthalensis sur le continent européen, qu’il a pourtant occupé entre – 400 000 ans et – 40 000 ans, jusqu’à l’arrivée d’Homo sapiens, qui le supplante rapidement. Cette stupéfaction rétrospective traduit aussi peut-être des préjugés, conscients ou non, dont ce cousin à la réputation de brute épaisse a longtemps fait l’objet. « La découverte de Bruniquel apporte une perception différente de Néandertal : 140 000 ans avant Homo sapiens à Chauvet, il s’était déjà approprié le monde souterrain, souligne Jacques Jaubert. Je suis impressionné et respectueux devant cette exploration primitive. »
Est-il si surprenant que cet homininé robuste n’ait pas eu peur du noir ? Ce gaillard, qui maîtrisait le feu, inhumait ses morts et se parait d’ocre, taillait aussi la pierre et affrontait les bêtes (ours, rennes, bisons, mammouths, etc.) et le climat féroce de son époque. Ce n’était pas un poltron. « Encore aujourd’hui, tous les peuples ne vont pas dans les mondes souterrains : ils sont parfois tabous, ignorés, ou effraient », rappelle Jacques Jaubert.
« Mais quand il y a une ressource à exploiter, les gens sont moins réticents », témoigne Sophie Verheyden (Institut royal des sciences naturelles de Belgique), qui l’a observé dans des cavernes au Mexique et au Yémen. La spéléologue et spécialiste de l’étude des spéléothèmes (stalactite et stalagmite), à qui l’on doit la redécouverte de Bruniquel, se demande si les beaux reflets des roches calcaires (calcites) n’ont pas fait partie de l’attrait exercé sur Néandertal par cette caverne, qui en est tapissée. Mais ce serait entrer sur le terrain de l’interprétation, ce à quoi Jacques Jaubert se refuse, tant que son étude n’aura pas été poussée plus à fond.
Tenons-nous-en donc aux faits : au début des années 1990, un jeune spéléologue de la région, Bruno Kowalscewski, découvre, en surplomb de l’Aveyron, l’entrée d’une grotte de la taille d’un terrier de lapin, qu’il désobstrue, pour tomber sur une vaste galerie, habitée jadis par des ours bruns qui y ont laissé leurs traces. L’étude en est confiée à François Rouzaud, conservateur en chef du patrimoine de Midi-Pyrénées, en 1992-1993, qui procède au relevé de structures faites de stalagmites. Le carbone 14 donne une date de plus de 47 000 ans, aux limites de cette méthode de datation. Les résultats, publiés dans une revue de spéléologie, resteront assez confidentiels, tout comme les débats pour savoir si Homo sapiens ou Néandertal est l’auteur des constructions. La mort de François Rouzaud scellera pour presque vingt ans la grotte à la science.
Jusqu’à ce qu’en 2011, Sophie Verheyden la visite. Découvrant les structures enrobées par la calcite, elle comprend « immédiatement » qu’il serait possible de les dater avec de nouvelles méthodes, en analysant leur extrémité et la base des stalagmites qui ont poussé dessus. En 2014, une campagne de prélèvement est organisée, les propriétaires privés de la grotte — qui souhaitent rester anonymes — l’ayant rouverte aux scientifiques. Des échantillons sont confiés à Hai Cheng, « pape » chinois de la datation à l’uranium-thorium, qui révèle une ancienneté insoupçonnée : 176 500 ans, à 1 000 ans près. « Vertigineux ! Inouï ! », les chercheurs sont stupéfaits.
Il faut confirmer : au printemps 2015, les analyses se poursuivent. Les 400 « spéléofacts » qui constituent les structures circulaires représentent 112 mètres linéaires de stalagmites, plus de 2,4 tonnes de matériau. On dénombre 18 points de chauffe, avec des éléments minéraux modifiés par le feu — probablement pour éclairer la scène. « Le feu, c’est la preuve qu’il s’agit bien d’une fréquentation humaine », souligne Dominique Genty (Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement, CNRS), qui, comme Sophie Verheyden, reconstitue les climats anciens à l’aide des spéléothèmes. Quel temps faisait-il à Bruniquel il y a 176 000 ans ? « C’était une période glaciaire, mais relativement humide, puisque de l’eau s’écoulait dans la grotte, dit-il. Il y a aussi beaucoup de pollens d’arbre à cette période. »
Comment Bruniquel est-elle perçue par les spécialistes ? « C’est une découverte unique en son genre, même si je ne suis pas certain qu’elle nous en dise beaucoup sur les compétences sociales des Néandertaliens, estime Jean-Jacques Hublin (Institut Max-Planck d’anthropologie évolutionniste de Leipzig).
Les querelles ne manqueront pas sur l’interprétation du comportement de ces Néandertaliens. « Le qualifier de moderne parce qu’il est complexe, comme c’est indiqué dans Nature, est selon moi trompeur, estime ainsi Jean-Jacques Hublin. Et il est un peu exagéré de suggérer qu’on n’avait pas envisagé la possibilité de telles constructions par des Néandertaliens. »
Ces débats sur la modernité de Néandertal divisent la communauté scientifique. Certains le voient comme un humain archaïque naturellement supplanté par l’homme moderne venu d’Afrique, d’autres veulent en faire son égal malchanceux – comme une figure anachronique du bon sauvage exterminé par un colonisateur sans scrupule. La génétique a récemment bouleversé ces conceptions figées en montrant que ces deux humanités s’étaient croisées, mêlées et peut-être aimées, au point que nous portons dans notre ADN, encore aujourd’hui, quelques pourcents d’ADN néandertalien.
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Source : LE MONDE | • Mis à jour le | Par Hervé Mori
Crédit photo : By Didier Descouens (Own work) [CC BY-SA 4.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)], via Wikimedia Commons